Dans le premier éloge de la lecture, nous avons évoqué les thèmes éternels, ou plus exactement invariants, de la vie en société. Beaucoup d’entre eux nous sont remis en mémoire par les fables de Jean de La Fontaine. Par exemple, le thème toujours très actuel de la valeur travail, dans « Le laboureur et ses enfants ». Vous avez trouvé aussi, à l’appui du texte de cette précédente chronique, les références à quelques livres d’économistes et de sociologues. Ces ouvrages montrent que nous vivons, aujourd’hui, dans un monde qui se trouve à mille lieues des années 1980-2000, la fin du XXe siècle. Pourtant, dix ans après l’avènement du XXIe siècle, faute de » lucidité, de culture et d’aptitude à l’action », selon la formule d’André Malraux, nous agissons encore trop dans l’espoir de faire revenir le passé, au lieu de nous consacrer pleinement à construire l’avenir. Nostalgie des trente glorieuses…
C’est une situation comparable à celle de la seconde moitié du XIXe siècle. Dans cette période, il y a quelque 150 ans, les influences du Siècle des Lumières font place, peu à peu, à la Révolution industrielle, une société animée par le développement des sciences et des techniques. L’invention de la machine à vapeur est à l’origine du développement d’un réseau mondial de chemins de fer à vapeur. C’est une révolution. Elle rapproche les hommes, fait connaître la géographie du monde, permet de confronter des cultures, des civilisations différentes. Et surtout, en facilitant les échanges de biens et de personnes, le chemin de fer va contribuer à développer la société industrielle dans une première forme de mondialisation. Toutes proportions gardées, c’est une révolution analogue à celle que nous vivons actuellement avec « La Toile », le réseau Internet. De la même façon, ce réseau facilite et accélère les échanges de biens tangibles, mais aussi ceux de services immatériels, notamment l’information, les connaissances, le savoir.
Ainsi, dès le milieu du XIXe siècle, un immense changement social est suscité. Les populations paysannes des campagnes sont attirées par la modernité, le travail salarié dans les grandes villes. Ce qui ne manque pas de poser des problèmes d’adaptation, donc d’enseignement, de santé publique, d’emploi et de conditions de travail, voire d’ordre social. D’où la naissance en 1848 et le développement, à partir de la deuxième République, de l’idée de socialisme.
Jules Verne, l’enchanteur
Jules Verne, un écrivain célèbre encore aujourd’hui dans le monde entier, domine la période qui s’étend de 1850 à 1905, date de sa mort. Il joua un rôle immense de « passeur », de vulgarisateur scientifique et géographique, au profit de ses contemporains et, en particulier, de la jeunesse.
Né en 1828 à Nantes, Jules Verne termine ses études de droit à Paris en 1850. Il découvre le milieu littéraire et monte avec un certain succès des pièces de théâtre. Il refuse de succéder à son père, avoué à Nantes. Il se marie, voyage en Angleterre et en Scandinavie. Au début des années 1860, deux rencontres seront décisives. D’abord avec le photographe et aérostier Nadar, (qui donnera le personnage d’Ardan, anagramme de Nadar, dans De la Terre à la Lune) et surtout avec l’éditeur Pierre-Jules Hetzel.
L’œuvre de Jules Verne n’aurait jamais atteint cette célébrité, si l’écrivain n’avait, dès son premier roman, Cinq semaines en ballon, au succès immédiat, étroitement et fidèlement collaboré avec ces deux républicains militants de l’éducation laïque qu’étaient Pierre-Jules Hetzel et son conseiller pédagogique, Jean Macé.
En effet, le bouleversement social créé par l’entrée dans la modernité impose des efforts d’instruction publique. C’est l’époque de Louis Hachette qui créera en 1826 la librairie et la société d’édition qui porte encore son nom. C’est Pierre Larousse, pédagogue et éditeur qui meurt en 1875 après avoir publié les vingt deux mille sept cents pages du Grand Larousse Universel, avec la devise « Je sème à tout vent ». C’est Jules Ferry également, dont le nom reste attaché aux lois scolaires mises en œuvre dans les années 1880. Il impose en 1890 aux instituteurs d’utiliser le livre pour leur enseignement. Ainsi, Jules Ferry inventait le manuel scolaire, fortune des éditeurs jusqu’à maintenant, activité désormais menacée par le multimédia.
Jules Verne, avec son insatiable appétit d’écrire et son inspiration, est exactement l’homme de la situation. Il place la géographie et l’histoire, les sciences et la technique au rang des objets d’études utiles pour situer les actions humaines dans un monde en train d’éclore. Les États-Unis sont un laboratoire où tout est possible pour développer une civilisation nouvelle. L’Afrique est une terre primitive qu’il faut débarrasser de l’esclavage. Les pôles arctiques et antarctiques, l’Océanie sont de vastes espaces encore à découvrir. L’Asie garde le mystère de civilisations secrètes qui font rêver les occidentaux… Et tout ce monde baigne dans un véritable continent, protecteur et hostile à la fois, la mer.
L’éditeur pédagogue Hetzel
Pour soutenir sa politique éditoriale Pierre-Jules Hetzel lance en 1864 une revue pour la jeunesse et les familles, Le Magasin d’Éducation et de Récréation-Encyclopédie de l’enfance et de la jeunesse. Les romans de Jules Verne y paraissent d’abord en feuilletons illustrés avant d’être édités en volumes brochés ou cartonnés.
En cette fin du XIXe siècle, la lecture prend soudain une importance exceptionnelle. On peut la comparer sur bien des points à l’essor considérable de l’audiovisuel, (cinéma, télévision, Internet), un siècle plus tard. Pierre-Jules Hetzel saura exploiter les possibilités offertes par la place que prend la littérature et la fascination apportée par l’illustration, l’image en regard d’un texte. C’est pourquoi les volumes caractéristiques de la collection Hetzel (à saisir si vous en découvrez dans les vide-greniers), restent célèbres pour la qualité des illustrations réalisées par les meilleurs illustrateurs de l’époque : Grandville, Johannot, Bertall, Gavarni…
Voir ci-dessous des exemples d’illustrations.
Jules Verne consacre des milliers d’heures de lecture dans les bibliothèques publiques. Pour mieux connaître sa biographie et sa façon de travailler, vous pouvez allez visiter la Maison Jules Verne à Amiens, ville où il a passé l’essentiel de sa vie. Debout dès cinq heures du matin, il écrivait jusqu’à treize heures. Le reste de la journée était consacré à recueillir de la documentation. Il fait la connaissance des savants de l’époque, notamment François Arago, savant prolifique et grand vulgarisateur scientifique et son frère Jacques Arago, écrivain et explorateur. Jules Verne questionne savants et experts, afin de vérifier la justesse et l’exactitude des bases sur lesquelles il fonde ses géniales anticipations. Son œuvre est pédagogique et ludique à la fois, en ce sens que l’action, le suspense, permettent aux écoliers, aux lycéens de découvrir la géographie, la minéralogie, la botanique, l’histoire, les valeurs morales, tout cela magiquement, par la vertu d’une lecture de divertissement.
Pour Hetzel, comme pour Jules Verne, la lecture est le premier facteur de progrès. Elle développe l’individu et favorise ses prises de conscience. Dès le plus jeune âge, la lecture, est le plus souvent collective dans le cadre familial. Elle fait de l’être humain, un être civilisé, curieux, libre et responsable. Jules Verne figure parmi l es écrivains qui ont fait de la littérature et du livre le média le plus important des XIXe et XXe siècles. Nous verrons dans d’autres chroniques que, à partir des années 1950, de nouveaux media apparaissent, appuyés sur l’image plutôt que sur le texte, photographie, cinéma, télévision. Nous verrons pourquoi et comment ces nouveau médias rendent plus difficile à comprendre la pratique et l’utilité de la lecture qui reste pourtant un outil indispensable.
L’ œuvre considérable de Jules Verne
Les 62 romans qui constituent la série des Voyages extraordinaires montrent l’opposition entre le processus économique qui se développe et les valeurs morales. D’après Jules Verne et Pierre-Jules Hetzel, l’instruction publique et l’éducation, les acquis sociaux, la justice, la science, la philosophie, les arts et les lettres, la morale, sont les vraies valeurs d’une société de progrès, mais elles ne sont pas des valeurs marchandes. Le capitaine Nemo est le modèle du personnage libre, indépendant, au comportement doué de raison et d’éthique. Problématique toujours d’une brûlante actualité, puisqu’aujourd’hui, tout semble pouvoir être privatisé, « marchandisé » ! Pourtant, aujourd’hui, si les mots de morale d’éthique, de gouvernance, etc. fleurissent dans nombre de textes et discours, c’est bien la preuve qu’il existe un problème au sujet de ces valeurs.
Considérable est la fécondité de la production de Jules Verne, puisque qu’à ses yeux son œuvre comporte une centaine de volumes. On retiendra essentiellement les 80 titres des voyages extraordinaires qui comptent 18 nouvelles et 62 romans.
Parmi les plus connus, nous pouvons citer : Cinq semaines en Ballon (1862), Voyage au centre de la terre (1864), De la Terre à la lune (1865), Les enfants du capitaine Grant (1865), Vingt mille lieues sous les mers (1869), Le tour du monde en 80 jours (1872), L’ile mystérieuse (1873), Michel Strogoff (1875), Un capitaine de quinze ans (1878), Les cinq cents millions de la Bégum (1878), Les tribulations d’un chinois en Chine (1879), Le rayon vert (1882), Robur le conquérant (1885), Face au drapeau (1894), Le secret de Wilhelm Storitz (1898), Maître du monde (1903)…
Toujours d’actualité
Dès leur publication, les romans de Jules Verne, l’enchanteur, n’ont jamais cessé d’inspirer les metteurs en scène de théâtre et de cinéma, les auteurs de bande dessinée… Ils permettent aux jeunes lecteurs de développer leur mémoire, leur capacité émotionnelle, leur affectivité, outils privilégié de leur créativité.
Le poète persan Hafez qui vivait au XIVe siècle de notre ère, nous dit : Dans mon être, je sens un bouillonnement, je ne sais pas ce que c’est, je ne peux l’expliquer, je cherche le moyen de l’exprimer… Hafez (le gardien), n’est pas le vrai nom de ce poète mystique persan qui repose aujourd’hui dans un mausolée à Chiraz, au sud de l’Iran. Ce surnom désignait ceux qui connaissaient par cœur l’intégralité du Coran : bel éloge de la lecture et de la mémorisation !
Lee Strasberg, le célèbre directeur de l’Actor’s Studio créé en 1949 à New York et qui a vu passer des acteurs comme Paul Newman, Robert De Niro, Marlon Brando, Marilyn Monroe, Jane Fonda, James Dean…, accueillait ses stagiaires en leur disant : vous êtres des réservoirs dont la plomberie n’est pas encore posée ! Passer de l’enfant à l’adolescent et de l’adolescent à l’adulte, c’est la quête des moyens d’expression. Il faut poser les canalisations entre l’émetteur et ses récepteurs, entre soi-même et les autres. Pour cela, il est indispensable de lire les bons auteurs afin de comprendre par quelle technique, avec quel vocabulaire, ils ont su mettre leur pensée noir sur blanc. Rien de mieux que de vouloir écrire pour préciser sa pensée, l’orienter pour être lu et communiquer avec les autres, pour savoir comment raconter des histoires.
La lecture est, par conséquent, l’outil privilégié qui nous fait découvrir nos moyens d’expression, nos moyens de création. Ceux pour lesquels nous avons des dispositions, des atouts, des dons. La lecture fait des individus des êtres cultivés, forts d’une irremplaçable curiosité intellectuelle. La lecture, c’est aussi l’incitation à aller à la découverte de mondes encore peu défrichés : l’infiniment grand, notre planète et l’espace interstellaire, d’une part et l’infiniment petit, d’autre part, la connaissance de soi-même.
Cette chronique s’inspire d’une biographie intitulée : Jules Verne – L’enchanteur, publiée par Jean-Paul Dekiss, en 1999 aux Éditions du Félin – Paris
Dans « L’agressivité détournée », la conclusion du livre du professeur Laborit évoque celle de cette chronique. Publié en 1970 (Union Générale d’Éditions), Henri Laborit écrit : « L’agressivité telle que nous la connaissons, uniquement orientée vers les autres, devra disparaître pour s’orienter vers la conquête d’un nouveau monde, celui que notre œil distingue en regardant les étoiles et celui, plus incompréhensible encore, qui vit en nous ».
À bon entendeur, à bon lecteur, salut !
Bernard Labauge