Table ronde : Quelle politique de Défense et de Sécurité pour l’Europe ?


 

20° Anniversaire des Trinômes académiques d’Île de France Participants. Contre-amiral Bruno Nielly, directeur du cabinet du président du Comité Militaire de l’Union européenne, Patrick Buffotot, directeur de l’Observatoire Européen de Sécurité, Université Paris I, général Jean-Paul Staub, chargé d’études « politique générale » auprès du directeur du Renseignement militaire, Éric Bruni, sous-directeur coopération et développement européen à la DGA. Animateur. Bernard Phan, professeur honoraire de première supérieure au Lycée Henri IV, auditeur de l’AR Picardie.

 

Bernard Phan. Nous nous focaliserons sur quelques points, afin de nourrir votre réflexion et vous suggérer des pistes pour vos interventions devant les élèves. En particulier, où en sommes nous dans cette politique européenne, dans une construction de l’Europe, présentée de façon un peu mythique, à une époque où l’on se garde bien de dire que l’on fait la guerre. Les américains reconnaissent qu’ils font la guerre, mais ils veulent la faire avec « zéro » mort. Les français ne font pas la guerre et sont effarés lorsque le terme arrive dans le débat et que les responsables expliquent que, c’est dommage qu’il y ait des morts, mais ce n’est pas une guerre, c’est tout à fait autre chose. Cette défense européenne est en construction depuis plusieurs années. Où en est-on, sur quelles difficultés on bute ? Ce sera le premier thème abordé par cette table ronde.

Construire une Défense européenne pour conduire des opérations de guerre suppose que les hommes soient équipés, à un moment où les armées utilisent des matériels de plus en plus complexes, de plus en plus sophistiqués, incluant énormément d’électronique, supposant un long travail de recherche avant de pouvoir être mis à la disposition des combattants. L’Europe a-t-elle commencé à mettre sur pied une industrie de défense commune ? Quels sont les budgets de Recherche & Développement que suppose l’industrie militaire ? Pourrait-on faire des économies en évitant un certain nombre de doublons ? Est-ce que les pays de l’Union européenne sont prêts à des abandons de souveraineté dans ce domaine des industries de défense ? C’est un sujet sensible, car les vingt-sept gardent, sur bien des domaines, une totale souveraineté et n’ont consenti des abandons que très limités. Sont-ils prêts à aller plus loin dans des abandons dans le domaine des industries de Défense ?

Ce sera notre second thème.

Un troisième thème sera de se demander quels sont les obstacles majeurs sur lesquels bute, non seulement la construction européenne en général, mais, plus particulièrement, la politique de Défense. ? Ne retrouvons-nous pas les origines de la construction européenne ? Le principal obstacle à la construction d’une Défense européenne ne seraient-ils pas les États-Unis et l’Otan ? Ce qui nous ramène à une construction européenne, d’abord imposée aux européens par les États-Unis, avant que, lui découvrant un certain nombre de charmes, les européens ne se décident à se lancer dans cette construction.

Pour essayer de répondra à ces questions et pour ouvrir un certain nombre de pistes de réflexion, participent à cette table ronde MM. Eric Bruni, de la DGA, Patrick Buffotot, professeur de sciences politiques, le contre-amiral Bruno Nielly et enfin le général Jean-Paul Staub, spécialiste du renseignement, car rassembler un maximum d’informations relève de la politique de Sécurité. Où en est-on dans la politique européenne de Défense ?

Qui veut aborder ce premier thème ?

 

Contre-amiral Bruno Nielly. A propos de la politique européenne de Défense, que tout le monde appelle de ses vœux, on trouve que cela n’avance pas très vite. Mais on peut s’inscrire en faux sur cette appréciation. L’événement majeur de notre génération, c’est la réconciliation entre la France et l’Allemagne.

Le traité de l’Élysée de 1963 est l’acte fondateur de l’Union européenne, telle que nous la connaissons et telle qu’elle se développe aujourd’hui. C’est le socle du développement de la politique étrangère et de la sécurité commune, à l’intérieur de laquelle se développe ce qu’on appelle l’Europe de la Défense, c’est-à-dire la politique européenne de Sécurité et de Défense.

Le chemin a été parcouru de manière extrêmement rapide. Car, lorsque deux pays se font la guerre et d’une manière aussi brutale, aussi cruelle, que la France et l’Allemagne, pendant plus de cent ans, il faut faire passer au moins trois générations complètes, avant d’estomper les traces de la guerre.

Et là, on n’a pas attendu la deuxième génération. La décision a été imposée par deux grands hommes politiques qui ont décidé qu’il était temps d’arrêter de se détruire et de commencer à construire. Ce chemin intellectuel, politique, humain a été parcouru d’une manière extrêmement rapide. Et c’est sans doute une des raisons qui fait que l’on trouve aujourd’hui que les choses ne vont pas assez vite. Parce que nous avons été habitués à un rythme très fort, à un moment où on ne s’y attendait pas du tout et maintenant, on peine, car les obstacles qui ont été franchis d’emblée à l’origine, sont toujours là et, de temps en temps, ils émergent.

On a commencé la politique de Défense par un acte fondateur symbolique, au sommet de Saint-Malo en 1998, entre les français et les britanniques, après le constat de l’impuissance des nations européennes devant le drame balkanique, l’explosion de l’ex-Yougoslavie, impuissance à intervenir pour apporter la paix et la sécurité entre les nations. Cette volonté de deux grands États européens, la France et la Grande-Bretagne, a permis de démarrer une politique européenne de Sécurité et de Défense. Dès le sommet européen qui a suivi, les institutions ont commencé à se dessiner et ont été mises en place par le traité de Nice, au début du XXIe siècle. En 2000, a été mis en place, par ce traité, au sein de l’Union européenne, une instance politique dédiée à la Sécurité et à la Défense qui s’appelle le Comité Politique et de Sécurité. Celui-ci rassemble vingt-sept ambassadeurs dédiés à la politique étrangère et de sécurité commune, donc à la politique européenne de Sécurité et de Défense et qui représente, au sein de ce Comité Politique et de Sécurité, le COPS, l’instance politique de la Défense européenne.

Une seconde institution a été créée, l’État-major de l’Union européenne. Ce n’est pas un état-major destiné à conduire des opérations, mais un état-major stratégique destinée à planifier des opérations qui pourrait être conduite par l’Union européenne. Il travaille au profit d’une troisième institution, le Comité Militaire de l’Union Européenne (CMUE). Celui-ci rassemble aujourd’hui les vingt-sept chefs d’état-major des vingt-sept États membres de l’Union européenne. Il est présidé par un ancien chef d’état-major, le général Henri Bentégeat, ancien chef d’état-major des armées françaises, président de ce Comité depuis deux ans et encore pour un an, puisque son mandat est de trois ans. Il réunit chaque semaine les officiers généraux, représentants permanents à Bruxelles des vingt-sept chefs d’état-major, pour discuter et faire progresser les dossiers de la Défense européenne. Huit ans après sa constitution en 2000, le système formé par ces institutions n’à pas fondamentalement évolué, puisque le trio COPS, État-major, Comité militaire, à l’expérience, rend les services qu’on attend.

Le deuxième volet est constitué par l’objectif de la Défense européenne. Pourquoi créer une Défense européenne ? C’est pour agir. Agir, c’est mener des opérations et assumer des missions. L’aventure a commencé au début 2003. Depuis six ans, l’Union européenne a conduit plus d’une vingtaine d’interventions européennes, qui se partagent entre des opérations militaires et des missions civiles. Cette distinction vient du fait que cette politique européenne de Sécurité et de Défense n’a pas pour objectif aujourd’hui, la défense territoriale des vingt-sept États membres du continent européen, mais le traitement des crises à l’extérieur des frontières de l’Union européenne. Et ce traitement des crises, elle le fait avec une approche « globale », c’est-à-dire que l’Union européenne a le souci d’essayer de régler les crises, de calmer les conflits, de stabiliser les régions, avec aussi le souci de s’attaquer aux causes, aux racines qui ont amené à la crise. L’essentiel de ces missions civiles, ce sont des missions de diplomatie, de police, de justice, de conseil, de tutorat… L’essentiel est de s’attaquer aux causes du mal. L’instrument militaire, lorsqu’il est employé en opération, a pour objectif, à partir des situations de conflit ou d’instabilité, de rétablir la Sécurité. Ces deux types d’action sont complémentaires.

Cela s’appelle l’approche globale de l’Union européenne. La plus connue des missions civiles et la plus récente, c’est la mission d’observation en août 2008 en Géorgie et la plus importante actuellement en cours, c’est la mission EULEX au Kosovo. Elle va impliquer deux mille agents de l’Union européenne, policiers, magistrats, douaniers, etc., pour aider le Kosovo à construire son appareil de Sécurité intérieure. Ces deux mille agents de l’Union européenne seront aidés par mille agents Kosovars. Ce seront donc trois mille personnes qui seront impliquées dans cette mission.

Deux opérations militaires sont actuellement en cours, une en Bosnie Herzégovine, qui s’appelle ALTHEA et qui a pour objectif d’aider ce pays à se construire un appareil de Sécurité militaire viable, capable d’assurer les tâches élémentaires de sécurité à l’intérieur du pays. Actuellement, à la fin de cette mission, les discussions à Bruxelles ont pour but de savoir comment prolonger, transformer cette opération ALTHEA pour maintenir une présence européenne et continuer d’accompagner la Bosnie Herzégovine dans son processus d’accession à l’Union européenne à moyen terme, tout en réduisant les forces présentes, car on risque l’éparpillement des deux mille cinq cent hommes sur le terrain, ce qui ne sert à rien si la mission est terminée.

La deuxième opération a lieu en ce moment au Tchad et en République Centrafricaine. Lancée l’an dernier, elle doit se terminer le 15 mars 2009. Elle participe de la volonté d’essayer de progresser vers une solution dans la crise du Darfour. L’objectif de la présence de cette force européenne est de créer dans l’est du Tchad, à la frontière soudanaise et au nord de la République Centrafricaine, un environnement de sécurité suffisant pour que les personnes déplacées et les réfugiés puissent, petit à petit, reprendre une vie normale dans leurs villages dévastés par des bandits ou des rebelles venus du Tchad ou du Soudan. L’intérêt de cette opération est, du point de vue de l’Union européenne, que c’est la première opération qui a combiné réellement l’intervention de la Commission européenne avec l’intervention de ce qu’on appelle le deuxième pilier de l’Union européenne, c’est-à-dire la politique européenne de Sécurité et de Défense. Alors que les militaires créent cette zone de sécurité, la Commission s’implique dans la réhabilitation et la reconstruction des villages, pour que les villageois puissent revenir et retrouver le cours de leur vie normale. Bien entendu, cette opération aura duré à peu près une année, mais le problème ne sera pas réglé en une année de présence européenne. La date de fin d’opération à été fixée au 15 mars 2009 et, actuellement, l’Union européenne participe à une planification avec l’ONU qui envisage de prendre la suite de l’Union européenne dans cette région du Tchad.

Une troisième opération est en cours de préparation. C’est la première opération maritime de l’Union européenne, baptisée ATALANTA. Elle a pour but d’intervenir pour faire baisser le niveau d’attaque de pirates dans le golfe d’Aden et au large de la Somalie. Cette opération sera commandée à partir d’un PC britannique par un officier général de la Royal Navy et impliquera toutes les nations volontaires pour fournir des bateaux et des aéronefs, de manière à pouvoir, à la fois, protéger les bâtiments qui transportent les cargaisons du programme alimentaire mondial et les bâtiments qui représentent des intérêts européens, ainsi que d’exercer une dissuasion minimum contre ces attaques permanentes de pirates. Sans espérer résoudre intégralement le problème et éradiquer totalement la piraterie en Somalie, il faut pouvoir garantir l’arrivée à Mogadiscio du programme alimentaire mondial.

On voit que depuis six ans, principalement focalisée sur les Balkans et sur le continent africain, car ce sont nos voisins, l’Union européenne n’hésite pas à s’engager dans une quantité d’opérations civiles ou d’opérations militaires qui se construisent à vingt-sept, mais où les vingt-sept ne participent pas toujours à chaque fois, mais où chacun a participé à la mesure de ses moyens, ici ou là.

Bernard Phan. Pour prolonger ces propos en matière de renseignement, on sait que le pouvoir politique ne tient pas à ce que les voisins bénéficient des renseignements que l’on a pu obtenir. Quelles difficultés rencontre-t-on ? Comment réussir dans un ensemble où les vingt-sept pays restent souverains, à construire un outil de renseignement militaire qui soit performant, en combinant la transmission de l’information et la rétention de ce que l’on veut garder pour soi.

Général Jean-Paul Staub. Le renseignement européen existe. Il y a toujours quelques réticences à échanger dans des forums aussi larges que l’Union européenne et cela pousse à ne pas chercher un élargissement encore plus rapide et plus étendu. Le renseignement européen appartient à quelques pays qui comptent et dont la France fait partie. Le renseignement européen a commencé par des échanges bilatéraux. C’était plus facile de se parler à deux, de se dire des choses en face, que de verser tout dans un grand pot commun.

Pourtant, on y arrive progressivement, d’abord parce que l’Union européenne dispose de structures parfaitement adaptées à la prise en compte des notions de Défense et de Sécurité et de leur continuité. L’Union européenne dispose d’une entité du renseignement au sein de son état-major et d’un Centre de situations dans le quel on trouve aussi bien des représentants de services militaires que de services civils. Ce sont des structures qui facilitent les échanges et les mises en commun du renseignement. Une particularité de l’Union européenne, une différence par rapport à l’Otan, est qu’elle ne cherche pas à présenter des positions consolidées, agréés par tous ses membres. C’est l’état-major de l’Union européenne qui exprime des appréciations de situation et qui engagent cet état-major de l’Union. Ce système est beaucoup plus souple et donc beaucoup plus nuancé. Cela à permis, lors des opérations en Irak, d’éviter d’avoir des affrontements entre pays européens pour des appréciations divergentes. Certains pays ont pensé qu’il y avait des Armes de Destruction Massive en Irak, d’autres, dont la France, et on était loin d’être les seuls, ont pensé qu’il n’y en avait pas. Finalement, il semblerait bien qu’on ait eu raison. Très modestement, la direction du renseignement militaire y a contribué et a fourni clairement du renseignement en ce sens.

Si le renseignement européen existe. Il y a encore des obstacles qui tiennent aux réticences naturelles des pays qui ont à échanger. Par exemple, on sait qu’il y a un différend assez sérieux entre la Grèce et la Turquie. La plupart des pays sont très prudents quant à donner à l’Union européenne du renseignement relatif à la Turquie, surtout s’ils sont membres de l’Otan. Ce sont des choses à prendre en compte et essayer de vivre avec. Je crois qu’on y arrive assez bien.

Bernard Phan. Je me tourne vers le « politiste ». Pensez-vous que, dans le contexte actuel où la crise économique a montré tout de même que les États avaient encore un avenir, qu’il y a un réarmement général dans le monde et que l’on constate un peu partout des zones de tension et des conflits qui ont tendance à se multiplier, tout cela peut-il aider à accélérer cette construction européenne ou est-ce que, pour vous, l’horizon reste désespérément vide ?

Patrick Buffotot. Je reprendrai la genèse de cette politique de Défense. Elle va expliquer la situation actuelle et montrer les difficultés. La défense de l’Europe pendant la guerre froide, c’était l’Otan et l’Union de l’Europe Occidentale pour les européens. Mais, l’Union de l’Europe Occidentale était un vaste forum où il ne se passait rien sur le plan militaire.

La France avait une position spécifique, puisque le général de Gaulle avait décidé de quitter, non pas l’Alliance atlantique, mais l’organisation intégrée, c’est-à-dire l’Otan. Or, la chute du communisme et la disparition du Pacte de Varsovie vont changer entièrement le dispositif géostratégique en Europe. Pour la première fois, les européens ne sont plus soumis à une menace militaire majeure. D’abord, la menace allemande pour les français qui a duré presque un siècle, ensuite la menace soviétique. Pour la première fois, L’Europe n’est plus confrontée à une menace militaire majeure. Deux pays vont jouer un rôle important, les États-Unis et la France. Les États-Unis ont anticipé en se disant que, puisqu’il n’y a plus de menace militaire majeure, l’Otan peut mal se terminer, car certains vont vouloir remettre en question son rôle, non pas l’alliance, mais le rôle de l’organisation militaire. Au sommet de Rome de l’Otan, les 7 et 8 novembre 1991, les américains vont faire adopter une nouvelle mission à l’Otan : la gestion de crise. Tous les pays européens vont se rallier à cette gestion de crise. Cela implique une professionnalisation des forces et donc la disparition du service militaire. Dans les pays européens, certains ont résisté comme l’Allemagne, mais les français ont dû s’y rallier en 1996. Pourtant, il y avait un fort consensus dans la société sur le service militaire et dans la classe politique.

On en voit aujourd’hui les effets et on réfléchit sur le lien Armée-Nation et les questions que pose la suspension du service national. Cela va impliquer une transformation totale des forces armées, une véritable révolution des armées avec cette réorganisation pour projeter des forces. Les européens ont pris conscience de cette difficulté lors de la guerre du Golfe en 1990-91, pour projeter des forces importantes loin de ses bases. On en a tenu compte pour cette réorganisation, puisque tout le dispositif des pays européens était territorial, dressé vers la menace soviétique. Les pays européens et la France se sont ralliés à cette mission de gestion de crise, mais en créant un vivier européen, donc une Défense européenne.

Pour cela, il y a trois institutions, l’Otan, l’UEO et il y aura l’Union européenne. Lors du sommet de l’UEO du 19 juin 1992 en Allemagne, seront adoptées toutes les missions, « les Missions de Petersberg », un grand catalogue allant de l’humanitaire à l’imposition de la paix. Tous les pays européens, y compris les neutres, finlandais, irlandais, suédois et autrichiens, vont se rallier à cette politique de gestion de crise. Mais un troisième pilier est prévu : l’Union européenne, avec d’abord sept mille hommes en 1991. Et, lors du Conseil européen de Maastricht, en décembre 1991, au cours d’une négociation avec les différents pays membres pour la mise en place de la véritable Union européenne, une union politique avec ses trois filières, l’une sur le plan économique avec la monnaie unique, qui va se mettre en place progressivement et les deux autres, la politique étrangère et la sécurité commune qui doit donner, le cas échéant, une défense commune. Et là, il y a la conception britannique et la conception franco-allemande. Le Titre V du traité de Maastricht prévoit ainsi de mettre en place, le cas échéant, une défense européenne dans le cadre de l’Union européenne. On connaît la suite : l’Union de l’Europe Occidentale va se saborder et lors du Conseil européen de Nice, c’est l’Union européenne qui va récupérer les missions de l’UEO et mettre en place les structures militaires actuelles. La France fera reconnaître au sommet de Berlin, en juin 1996, cette identité européenne de Sécurité et de Défense, au sein de l’Otan.

Bernard Phan. Croyez-vous véritablement que la situation actuelle peut être l’occasion de relancer cette mécanique, ou ne craignez-vous pas plutôt que l’ampleur des préoccupations économiques risque de rejeter la Défense dans un deuxième plan ?

Patrick Buffotot. Certes, actuellement, il y a un problème économique qui justifie la rigueur budgétaire. Déjà pendant la période de l’après guerre froide, après 1991, il y a eu les dividendes de la paix et un grand nombre de pays européens en avait profité pour réduire leurs budgets. Ce n’avait pas été le cas de la Grande-Bretagne et de la France, mais la crise économique importante que l’on connaît aujourd’hui risque de peser sur les budgets de défense et sur le format des armées.

En second lieu, il faudra taire les oppositions entre puissances européennes. La Grande-Bretagne, l’Allemagne, la France, ces grands pays européens ont été des grandes puissances. La Grande-Bretagne a été la grande puissance hégémonique mondiale pendant tout le XIXe siècle jusqu’en 1945. Et elle continue toujours à penser comme grande puissance mondiale, même si elle ne l’est plus. Ces oppositions et ces conceptions géostratégiques opposées font qu’il y a des résistances. Peut-être que les nécessités géostratégiques et les nécessités économiques conduiront l’ensemble de ces pays à faire un grand pas en avant, pour progresser autrement qu’à petits pas, mais qui sont réels.

Bernard Phan. A propos de l’industrie d’armement, je me tourne vers Éric Bruni. Le renseignement utilise maintenant des matériels de plus en plus perfectionnés, des satellites, des drones…

Les armées ont un rythme de renouvellement de leurs matériels qui ne remplace pas suffisamment vite les matériels obsolètes. Quand on regarde les budgets, on ne peut que déplorer le sous-investissement des États européens dans leur défense, comparativement aux États-Unis. A-t-on, au moins, compensé cela par une coopération européenne, ou bien allez-vous nous apporter une note un peu pessimiste ?

Éric Bruni. Une note pessimiste, j’espère que non ! Les interventions précédentes montrent qu’on a fait quelque chose et qu’il reste beaucoup à faire dans le domaine de la Défense européenne et de l’armement en particulier. Ces dernières années, la coopération en matière de développement de nouveaux matériels était basée sur la chance. Si, à un moment donné, plusieurs pays avaient un besoin similaire, sur un calendrier similaire, avec un financement suffisant, on était en mesure de lancer un programme en coopération. Ce que l’on cherche à faire aujourd’hui, c’est d’essayer, non pas de professionnaliser cette démarche, mais de la structurer, de manière à lancer des programmes en coopération sur un rythme accru, que ce soit en bilatéral ou en multilatéral, à quelques pays, ou que ce soit au niveau européen, ou au niveau de l’Otan.

D’abord, il faut remarquer que lorsque l’on parle de la nécessité d’avoir une industrie, ce n’est pas sur le thème du soutien principal à l’industrie de manière à gagner de l’argent. La principale raison d’être de l’industrie de défense, en France et dans les différents pays, est d’être capable de fournir les capacités dont les militaires ont besoin, le moment venu. C’est le but principal. L’aspect économique de ce domaine-là, dans l’industrie, n’est pas négligeable, mais il reste annexe par rapport au PIB d’un pays. Par exemple, le PIB de la France et de l’ordre de mille cinq cent milliards d’euros, alors que le budget d’investissement dans l’industrie française par le ministère de la Défense est de l’ordre de dix milliards d’euros seulement. Ce n’est pas avec cela que l’on va relancer l’ensemble de l’économie française. C’est important, mais le but principal de l’industrie de Défense n‘a pas pour vocation un aspect économique. Aujourd’hui, le contexte est difficile, aussi, en termes de budgets, d’une part, en termes de cibles d’équipements à réaliser, d’autre part. Il y a trente ans, la typologie des matériels à développer était assez simple. Aujourd’hui, la panoplie des équipements pour les militaires est extrêmement étendue, puisqu’elle va des activités de maintien de la paix et de sécurisation, aux matériels de guerre classique, dans la mesure où la menace principale n’a pas totalement disparu. Sur ces questions de structuration de l’industrie de Défense et du développement des programmes, la Présidence française de l’Union européenne qui se termine fin décembre 2008, s’est penchée sur le volet de la Défense et plus particulièrement sur l’axe lié au domaine de l’armement. En ce qui concerne la structuration de l’industrie et des programmes, il s’agit de se mettre ensemble afin de définir les besoins communs, de manière à pouvoir spécifier des matériels similaires dans l’ensemble des pays, préparer les développements au sein d’une entité mise en place en 2004, une autre des structures de l’Union européenne, l’Agence Européenne de Défense. Elle représente une centaine de personnes à Bruxelles, dont le but est d’aider au développement des capacités militaires des pays de l’Union européenne.

Une autre structure, plus ancienne, s’occupe de la gestion des programmes en coopération, c’est l’Organisation conjointe de coopération en matière d’armement, l’OCCAR. Elle a été créée par quelques pays majeurs européens. Son but est de mener des programmes en coopération. Elle mène actuellement une dizaine de programmes majeurs en coopération. Le stade final de la coopération en matière de capacité militaire, se situe au niveau de la mise en œuvre, soit pour le soutien des matériels, en essayant de fusionner les soutiens des matériels communs en service dans les différents pays européens et avec une réflexion structurante, en cours aujourd’hui, en matière de mutualisation des spécialisations. Tous les pays de l’Union européenne doivent-il posséder tous les matériels ou vaut-il mieux considérer que, par exemple, les avions de transport, c’est un pays qui doit les acheter, quitte à les mettre à disposition de l’ensemble de la communauté pour assurer la fonction transport dans le cadre des opérations.

Dans le domaine de l’industrie, il y a eu une première phase de restructuration de l’industrie européenne avec de grandes sociétés comme E ADS, Thalès, en France, ou Finmeccanica en Italie, en Grande-Bretagne, BAE Systems… Il y a de grands acteurs européens de niveau mondial, qui permettent de développer un certain nombre de capacités et qui pilotent un tissu de PME et même de grandes entreprises qui sont, pour la quasi-totalité, déjà ouvertes sur les marchés européens et internationaux. Cette européanisation de l’industrie a déjà eu lieu. Il reste à l’accompagner en lui procurant un environnement de développement qui soit adapté.

Cet environnement passe par une rationalisation, actuellement en cours, des méthodes d’acquisition dans l’ensemble des pays : une simplification de la circulation des matériels de défense entre les différents pays, le renforcement de la recherche technologique, de manière à développer de nouvelles capacités industrielles, la définition ensemble à vingt-sept pays des capacités industrielles dont l’Europe aura besoin dans les cinq ou dix ans qui viennent, afin d’être en mesure de développer les matériels dont on aura besoin à cet horizon-là. Les travaux lancés aujourd’hui permettront de poursuivre cette rationalisation de l’industrie de défense au sein de l’Europe.

Bernard Phan. Vous donnez une tonalité très positive à vos propos. Peut-on en conclure que, relativement à court terme, on ne verra plus de polonais acheter des avions aux États-Unis et préférer des avions français ou anglais, plutôt que d’aller se ravitailler outre-Atlantique ?

 

Éric Bruni. Dans ce genre d’acquisition, il y a deux grands volets. Il y a un volet purement politique qui parfois est prédominant. C’est un acte politique d’acheter soit en Europe, soit aux États-Unis, avec des négociations qui vont au-delà de l’acquisition elle-même et qui touche à l’ensemble de la relation que ce pays cultive avec, soit les États-Unis, soit l’Union européenne.

Et il y a un autre volet qui est celui de la performance du produit offert, le prix, etc. Nous avons tendance à travailler aujourd’hui sur l’aspect produit, pour avoir des produits performants à des coûts suffisamment limités. Mais on n’est pas à l’abri de voir un pays qui ira acheter à l’étranger, sachant que, de toutes façons, nous maintiendrons un niveau de compétition. Il est illusoire de croire que nous allons construire une industrie et une Europe totalement isolées du reste du monde. En maintenant une compétition entre des produits européens et des produits américains ou autres, cela signifie que, de temps en temps, la compétition désignera un européen ou un autre. On ne cherche pas à mettre en place la forteresse Europe. Nous cherchons plutôt à fournir des justifications permettant d’acheter européen plutôt que de mettre des contraintes fortes, en disant «  à partir de maintenant il est interdit d’acheter en dehors de l’Europe ».

Patrick Buffotot. Il faudrait que les européens prennent conscience que c’est l’existence même de l’industrie d’armement qui est en jeu. S’il n’y a pas de budget de Défense et si, en plus, on achète à l’extérieur des armements de haute technologie, c’est l’industrie d’armement européenne qui risque de disparaître. Il y a là une dimension politique et économique très importante, car sans industrie d’armement européenne, les pays européens deviendront dépendants des pays fournisseurs.

Général Jean-Paul Staub. C’est là que réside la difficulté. L’industrie européenne d’armement est l’industrie d’un certain nombre de pays, dont le nôtre. Mais, pour les européens, on a cité les polonais, mais on peut penser à un autre pays, petit mais riche, qui ne voit pas l’intérêt de soutenir EADS, pas plus que Krupp ou d’autres. Ils iront d’abord regarder le meilleur rapport qualité-prix, voire le meilleur prix et nous ne serons pas toujours les plus compétitifs. Ensuite, ils ne voient pas d’inconvénient ou de menace à acheter aux États-Unis. En France, l’un des fondements de notre politique, c’est une autonomie dans tous les domaines, ce qui fait que nous poussons fortement à ce que ce principe soit transposé au niveau de l’Europe. Mais, force est de constater, que tous nos partenaires ne partagent pas forcément ce point de vue.

Éric Bruni. Cet aspect de l’approche française et de quelques grands pays européens sur cette notion d’indépendance et d’autonomie est un principe profondément ancré chez les français et assez profondément ancré chez les britanniques. Mais n’allez pas expliquer à un slovène ou à un maltais qu’il faut avoir une indépendance, car ils n’ont jamais été indépendants et ils ne le seront jamais, sur cet aspect-là. C’est un discours qui les touche un peu, mais dans nos discussions « Armements », ils nous écoutent, ils nous comprennent, ils acceptent un certain nombre de choses, mais l’idée de disposer d’une indépendance de l’industrie, de la capacité à produire et à mettre en œuvre des équipements, est assez déconnecté de leurs réalités quotidiennes.

D’autre part, il faut être conscient que sur les vingt-sept États européens, six pays, comme la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la Suède, l’Italie et l’Espagne, couvrent une part très importante de l’industrie d’armement européenne, 80% des dépenses d’investissement européen en matière de Défense et 97 % des investissements en matière de recherche et de technologie. Les autres pays européens sont donc très peu concernés par ces considérations.

Bernard Phan. Amiral, voulez-vous intervenir sur ce point. D’autant qu’il semblerait que la marine fasse partie des bons élèves de la coopération, puisque les officiers de la Navy viennent s’entraîner sur des simulateurs français ?

Contre-amiral Bruno Nielly. On peut être à la fois optimiste et pessimiste, tout dépend de la façon dont on regarde les choses. Effectivement, si l’on est pessimiste, on pourrait dire que l’on pourrait faire mieux, rapprocher plus nos industries d’armement, travailler plus ensemble, mettre les programmes en commun. L’Agence européenne nous aide à identifier les synergies… Mais le chantier est immense. Par exemple, il y a trois ou quatre ans, il y avait un programme de véhicule blindé de combat d’infanterie qui a donné en France le VBCI. L’Agence européenne qui en était tout à fait à ses débuts, a essayé d’harmoniser le besoin militaire sur cette base, car il y avait exactement vingt-deux programmes différents dans l’Union européenne. Essayer d’harmoniser le besoin et faire converger les talents vers un seul et même produit, a été impossible à réaliser à partir de vingt-deux conceptions différentes. Chacun avait de bonnes raisons pour défendre ses conceptions. C’est le regard pessimiste, car on ne va pas y arriver demain.

Si l’on veut avoir un regard optimiste, qui correspond à une réalité qui est forte et je parle sous le contrôle du bureau central de la DGA, l’avenir et la solution, le moteur, c’est le couple franco-allemand. Si le couple franco-allemand prend vraiment en charge, s’attelle véritablement au développement de l’industrie d’armement, les choses pourront fonctionner et aller vite, car c’est un vrai moteur.

Bernard Phan. Abordons le troisième point, qui est le cœur du problème. Amiral, vous avez rappelé, en commençant, le traité de l’Élysée. Le général de Gaulle avait tenu des propos très durs sur le traité qu’il avait voulu, contre le préambule prévu par le Bundestag qui rappelait qu’en aucun cas ce traité ne devait porter atteinte aux relations privilégiées entre la RFA et les États-Unis. On parlait du choix polonais. Mais on peut difficilement reprocher aux polonais qui viennent de sortir du bloc soviétique, de continuer à voir dans le parapluie militaire américain une protection plus grande que celle qu’ils peuvent obtenir dans la construction européenne.

D’où cette question. Est-ce que le principal obstacle à la construction d’une défense européenne n’est pas dans la situation de dépendance dans laquelle se trouvent les pays européens vis-à-vis des États-Unis depuis 1945 ? Dans la construction que nous avons souhaitée de l’Otan, qui permettait d’organiser cette protection américaine, puisqu’à l’époque nous étions incapables d’assurer notre propre protection ? Donc, dans une volonté politique et en vous exprimant devant des professeurs qui auront ensuite à s’exprimer devant des élèves, donc de futurs citoyens sur qui repose la charge de construire l’Europe, s’ils la créent, s’ils la souhaitent, puisque dans une démocratie le peuple est souverain, en clair, sommes-nous condamnés à être les supplétifs des États-Unis en assurant des opérations après qu’une véritable armée ait fait la guerre ? Vous avez décrit des opérations de la force européenne, après le gros choc des combats. Ce n’est pas la guerre avec un grand G. Cinq cent millions d’européens sont-ils condamné à dépendre de trois cent millions d’étatsuniens, pour leur sécurité, ou peuvent-ils espérer un jour être capable de l’assurer eux-mêmes ?

Patrick Buffotot. L’obstacle n’est pas tellement les États-Unis. Bien sûr, c’est la puissance hégémonique, l’hyper puissance. Ce sont eux qui pensent la doctrine de l’Otan à Norfolk. Les pays européens cherchent à avoir le label Otan pour participer aux opérations, c’est vrai.

Mais le principal obstacle vient des européens eux-mêmes. Il faudrait mettre fin aux divergences entre les grands États européens. La France, par exemple, à une conception d’Europe puissante. Les autres européens perçoivent tout de suite cette vision gaulliste et veulent utiliser la Défense européenne pour défendre leurs petits intérêts. Vrai ou faux, c’est une division. Les français s’en étaient rendus compte, puisque l’ancien premier ministre Jean-Pierre Raffarin, avait parlé d’une Europe, « Puissance tranquille », pour ne pas faire peur aux européens. Les britanniques se sont étonnés qu’au sommet de Saint-Malo, Tony Blair se soit rallié à cette défense européenne, en décembre 1998. Mais on voit bien que ce sont eux qui freinent, notamment pour la mise en place du Quartier général de planification à Bruxelles. Ils sont dans l’Agence européenne de Défense, mais ils en freinent le fonctionnement. Il y a une flotte européenne de transport aérien qui a été mise en place, mais les britanniques n’en font pas partie. En revanche, ils sont dans la flotte qui va être coordonnée en Somalie. Il faut surmonter ces divergences de conception entre la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne. Si la France et l’Allemagne amorcent le processus et s’ils sont rejoints par la Grande-Bretagne, les autres petits pays suivront.

C’est une évidence, mais il faut d’abord se mettre d’accord sur le modèle d’Europe. Veut-on, au moins, que l’Europe soit une puissance régionale, capable d’exister au sein de la scène internationale et défendre ses intérêts, en accord avec les américains, le cas échéant. Une puissance régionale qui puisse se faire respecter. Il faut pour cela un projet politique. Il faut une vision géopolitique et géostratégique européenne. Et pour l’instant, nous ne l’avons pas. Nous avons des conceptions relativement divergentes. Il faut aussi se mettre d’accord sur le modèle d’Europe et sur les frontières. Car, avec les nouveaux pays qui viennent de nous rejoindre, jusqu’où vont aller les frontières de l’Europe ? La question des frontières relève en effet d’un concept géostratégique, sur lequel les européens doivent se mettre d’accord. Il conviendrait d’instituer un débat sur l’essentiel et non pas sur des détails. Ceux-ci, certes, sont importants, mais l’essentiel est de pouvoir arriver à la mise en place, non pas d’un État complètement constitué, mais d’une puissance régionale, avec une réelle Défense européenne.

Bernard Phan. Amiral, je sens que vous n’avez pas envie de devenir un supplétif ! Lorsque vous rencontrez vos homologues, sentez-vous chez eux, même si en restant respectueux des règles démocratiques, ils restent soumis à leurs pouvoirs politiques, la volonté de voir ce pouvoir politique aller un peu plus vite ?

Contre-amiral Bruno Nielly. Il ne faut pas perdre de vue la réalité des choses. On ne peut pas demander à l’Union européenne d’être concurrente de l’Otan, dans son organisation, dans son efficacité. Quelques chiffres sont parlants. L’Otan à soixante ans d’existence. La politique de Sécurité et de Défense de l’Union européenne n’en a pas dix. Les États-majors de l’Otan, tout compris, tendent vers dix mille personnes, un nombre un peu réduit, car l’effectif avait atteint quinze mille, alors que dans l’Union européenne, c’est deux cents. On ne peut pas comparer.

Troisième élément, l’Union européenne est une union politique de vingt-sept États membres qui ont décidé de se forger un destin commun. Ce n’est pas une alliance militaire pour faire face à une menace qui a disparu ou qui prend d’autres formes. Donc, on ne peut pas dire que l’Union européenne est capable de s’occuper uniquement de la stabilisation une fois que l’Otan à réglé un conflit. Oui, nous sommes capables de faire cela, mais on peut faire plus. Il faut déjà se réjouir que par exemple, aujourd’hui au Tchad, nos forces sont commandées par un général irlandais, à partir du quartier général du Mont Valérien à Suresnes. Et parmi les plus forts contingents qui sont sur place, dont le contingent français bien sûr, parce que la France a une histoire avec le Tchad et qui représente 40 % des forces, il y a les contingents irlandais, autrichiens, suédois, qui sont aussi des neutres.

Bernard Phan. Nous sommes alors un peu dans le schéma qui validerait le projet français de CED. Ce que vous venez de rappeler à propos du Tchad, avec un commandement irlandais, prouve qu’au niveau des militaires, nous sommes capables d’aller relativement loin dans cette intégration.

Vingt-sept pays qui ont décidé de se doter d’un destin commun, cela suppose, peut-être aussi, un pouvoir politique, ce qui était le produit de la CED qui devait être prolongée par la construction d’un pouvoir politique, puisque, à l’époque, on n’avait pas oublié que le commandement des forces armées reste le pouvoir régalien par excellence.

Contre-amiral Bruno Nielly. Je n’aime pas trop ces comparaisons avec la CED, parce que la Communauté Européenne de Défense avait été pensée à l’intérieur de l’Otan. C’était la matrice de la nouvelle armée allemande. On avait imaginé de créer cette CED pour lever les derniers obstacles à la renaissance de l’armée allemande. Finalement, les français, comme vous le savez, ont refusé cette Communauté Européenne de Défense. Et la renaissance de l’armée allemande a eu lieu dans le cadre de l’Otan. Pour les militaires allemands d’aujourd’hui, l’Otan est la matrice de cette résurrection.

 

Bernard Phan. Avec la CED, n’aurions-nous pas aujourd’hui plus de facilités pour bâtir ce pilier européen et permettre des relations sur un plus grand pied d’égalité avec les États-Unis, qui sont infiniment plus puissante que nous sur le plan militaire ?

Contre-amiral Bruno Nielly. Peut-être avez-vous raison. Mais je crois que l’Union européenne s’affirmera comme un pôle du monde de demain, multipolaire, multilatéral, comme le cite la stratégie européenne, avec des pôles d’influence très forts. L’Union européenne devait être l’un des pôles principaux avec cinq cents millions de citoyens et environ entre un quart et un tiers de la richesse mondiale. Il n’y a aucune raison pour qu’elle ne le soit pas. Elle ne le sera que sur une impulsion politique à partir du haut. Et c’est pour cela que l’on peut regretter mille fois, que le processus de ratification du traité de Lisbonne soit bloqué par le NON irlandais. On peut le regretter, car le traité de Lisbonne donne ce chemin vers la solution politique, une défense commune, etc. C’est un objectif à long terme, à l’échelle d’une génération complète. Je ne suis pas sûr que nos enfants le voient. Ce seront peut-être que nos petits-enfants qui le verront. Mais peu importe, l’essentiel est d’avoir posé le caillou, la petite pierre, là où c’était possible. Car c’est cela qui construit l’édifice.

Bernard Phan. Général, avez-vous des renseignements sur la construction de cette Défense européenne, face à l’Otan ?

Général Jean-Paul Staub. Un grand principe du renseignement, c’est de ne pas faire du renseignement sur les amis et l’Otan, ce sont nos amis. Il y a, en matière de renseignement, une certaine autonomie vis-à-vis de l’Otan, malgré tout. On dispose de systèmes d’observation spatiale, en Europe, par le biais de diverses coopérations, sous des formes variables, avec un certain partage des tâches, puisque la France est leader en termes d’observation optique, l’Allemagne et l’Italie développent des systèmes radar… Il y a une mise en cohérence minimale. L’Union européenne possède un centre satellitaire à Torrejon, près de Madrid. Donc, il y a des aspects encourageants.

L’Otan dispose de capacités de renseignements conséquents et dispose surtout du renseignement américain. Beaucoup de pays s’en satisfont. Un certain nombre ont compris qu’à la suite de l’affaire de l’Irak, ils avaient été quelque peu manipulés et que l’idée d’une autonomie dans l’appréciation des situations, n’est pas une mauvaise idée. Mais il y a encore du chemin à faire.

Éric Bruni. Une initiative qui a démarré grâce à la présidence française à la tête de l’Union européenne, concerne la formation. Côté Union européenne, le programme Erasmus avait été lancé et disait aux citoyens d’Europe, partageons la formation de manière avoir une culture commune.

Une initiative récente a été lancée pour essayer de réaliser le même schéma pour la formation de base militaire, pour être en mesure, pour un français devant passer un certain nombre d’épreuves pour ses qualification, de faire son stage en Lituanie ou au Royaume-Uni et que ce soit validé comme entrant dans son cursus professionnel.

Cela vient en parallèle de la part du Collège de défense de l’Otan, mais cela surtout offre, comme objectif, de développer une culture commune, que les gens se connaissent, d’une part et aussi qu’ils aient une approche commune des problèmes, d’autre part. Et éventuellement des solutions. Et aussi de mêmes méthodes d’intervention, de mêmes façons de spécifier l’emploi des matériels, de mêmes façons de faire la guerre et de mener des opérations et éventuellement d’aboutir à des matériels communs, puisque chacun spécifiera le même produit. Sans être passée inaperçue, cette action n’a pas eu le retentissement qu’elle devrait.

Néanmoins, cette initiative est une petite graine, le petit caillou qui pourrait avoir beaucoup de résultats dans les dix, vingt ans qui viennent, avec un sentiment et une culture européennes dans le domaine de la Défense.

 

Bernard Phan. Nous avons le temps pour quelques questions en provenance de la salle.

Première question. D’abord, quid de la gestion des crises en interne et en externe et deuxièmement, comment développer une citoyenneté européenne ?

Contre-amiral Bruno Nielly. La politique de Défense se conçoit à l’extérieur des frontières. Il faut attendre la mise en œuvre du traité de Lisbonne pour pouvoir considérer une certaine forme d’action des forces armées à l’intérieur du territoire de l’Union européenne, dans le cadre de l’application de la clause de solidarité disant qu’un État membre menacé un attentat terroriste ou victime d’un attentat terroriste, ou victime d’une catastrophe naturelle et qui fait appel au secours des autres États membres, peut provoquer l’envoi de forces armées et de tous les moyens disponibles. Il y a aussi une clause d’assistance mutuelle, plus délicate à employer, car c’est au cœur de la défense territoriale et pour être franc, l’Union européenne est aujourd’hui incapable d’assurer seule sa défense territoriale. C’est tout ce qui tourne autour des articles V des grands traités internationaux. C’est pour cela que dans le traité de Lisbonne, il est précisé que pour les États membres de l’Union européenne, l’Otan reste aujourd’hui le cadre de la Défense mutuelle.

Ensuite, tout ce qui est coordination, dans tous les domaines, à l’échelle européenne, est traité par chacun des ministères. Le Conseil des ministres de l’Union européenne qui est unique en lui-même, à plusieurs formats par ministère, un Conseil des affaires étrangères, un Conseil des affaires intérieures, un Conseil de Justice, etc. La mise en place des coordinations à l’échelle de l’Union européenne dans ces domaines-là, sont de la responsabilité de ces ministères et des administrations qui en dépendent, comme pour les douanes ou les questions de Santé.

Sur la citoyenneté européenne, c’est évidemment un grand chantier qui nous attend. Et cela, c’est quelque chose qui viendra par le bas, à l’intérieur des écoles, de toutes les écoles, dans toute l’Union européenne, que cette citoyenneté, cette identité doivent être créées.

À notre génération, elles se heurtent encore structurellement à la souveraineté des États et c’est normal. On ne peut pas décréter du jour au lendemain la disparition des frontières, la disparition des histoires, la disparition des cultures, etc. Cela ne se décrète pas, cela se vit par des générations successives. Et je crois, en m’exprimant à titre personnel, que l’on peut développer une citoyenneté européenne, sans toucher à ce qui est viscéral, c’est-à-dire à notre citoyenneté nationale. En particulier chez nous, les militaires. Beaucoup de militaires ont peur de voir l’Union européenne comme un grand magma dans lequel on va noyer les nations, les États, le drapeau. Certes, un militaire, comme moi, est viscéralement attaché au drapeau français, à la France, à son histoire. Un militaire a choisi ce métier pour servir son pays. Mais je crois que l’on peut élargir et non pas détruire cet attachement à sa citoyenneté nationale. L’élargir en l’étendant à l’Union européenne. On peut être convaincu que l’avenir de nos pays s’inscrit dans le cadre de l’Union européenne. Et si je sers mon pays, je dois aussi servir ce cadre dans lequel je crois.

Deuxième question. Y aura-t-il un jour une Réserve militaire européenne. Elle reste encore très nationale ?

Bernard Phan. Le gouverneur militaire de Paris pourra peut-être répondre, car on a vu récemment dans cet amphithéâtre, lors d’une journée sur la Réserve, une table ronde qui regroupait divers intervenants de différents pays européens. On a vu que les pays avaient des statuts différents. Peut-être, mon général, avez vous des informations pouvant conduire à d’éventuels rapprochements ?

Général Bruno Dary. L’armée et la Défense se placent au cœur d’un pays. Et la Réserve en fait partie. C’est peut-être souhaitable, mais trop tôt pour parler d’une armée européenne. Lorsque l’on fait appel à une force européenne, cela fait se fait sur la base du volontariat. S’il y avait des forces européennes communes, dans le cadre de l’Otan, nous aurions actuellement des soldats français en Irak, comme les soldats britanniques qui y sont, peut-être malgré eux. Ce domaine, qui touche au plus profond de la nation, nous demande de rester prudents.

Cela n’empêche pas, comme on l’a fait au cours de la Journée Nationale de la Réserve, d’avoir des échanges, sur la culture, sur les approches des problèmes, sur la réserve opérationnelle, la réserve citoyenne. Cela n’empêche pas d’avoir des engagements communs, on a des réservistes en opération dans les Balkans, au Kosovo, qui côtoient des réservistes étrangers.

Il faut croire cependant dans le respect des nationalités. Mais, comme disait l’amiral, nous sommes dans une situation paradoxale : on ne peut plus faire marche arrière. Un conflit majeur en Europe ne fait plus partie des scénarios crédibles. C’est une avancée fantastique, qui a été nécessaire, mais qui n’est pas suffisante. Face au Pacte de Varsovie, l’organisation militaire va décroître. Partie de rien, l’Union européenne progresse à pas de géant, mais il faut être patient, car ce rapprochement prendra du temps.

 

Patrick Buffotot. Une politique de gestion de crise intervient sur le niveau de la Réserve. Aujourd’hui les besoins sont très faibles et donc la Réserve est faible. Si une modification importante de la situation géostratégique intervenait et si les forces armées avaient besoin d’effectifs importants, il y aurait plusieurs millions de réservistes. Actuellement, nous n’avons pas besoin d’effectifs importants et donc nous avons une Réserve relativement spécialisée et spécifique.

Bernard Phan. Messieurs, fin de cette table ronde. Merci pour votre participation. Merci pour votre attention.


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