« La jeunesse est un naufrage » ! Surprenante, cette déclaration entendue au cours d’un récent débat à la radio ? On croyait qu’il s’agissait de la vieillesse ! De Gaulle l’avait affirmé en quittant le pouvoir après la crise de 1968. Pourtant, en 1962, dès la fin de la guerre d’Algérie, il avait fait entrer la France dans la modernité : l’avion Concorde, le nucléaire civil et militaire, l’élection du Président de la République au suffrage universel… Ce qui avait ouvert la voie à la décentralisation et à l’individualisme. La modernité vint aussi, d’après le sociologue Henri Mendras [1], des conséquences de l’apparition des grandes surfaces modernisant le commerce, du développement du livre de poche qui démocratisa la culture, de la désaffection vis-à-vis de l’Église catholique après le Concile Vatican II, du décuplement de la population étudiante dans l’Université, d’une plus grande liberté de mœurs et de l’expression de valeurs hédonistes (Bien-être, temps de loisirs) : des évolutions recherchées et dénoncées tout à la fois en tant que « société de consommation ».
Dans les années 1960 et 1970, les enfants du baby-boom, nés à partir de 1945, avaient su percer la croûte malthusienne qui s’opposait à leur accueil. Le cri d’alarme d’Alfred Sauvy [2] s’était concrétisé dans l’explosion de mai 1968. Mais ce fut en réalité un mouvement plus profond. Il explique et justifie la croissance qui s’est poursuivie pendant les « Trente glorieuses », selon la formule célèbre de l’économiste Jean Fourastié.
Entrée dans un monde nouveau. Chocs pétroliers, chômage de masse dans une société postindustrielle marquée par le déclin du salariat, développement des activités de services immatériels, impact des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), désindustrialisation et délocalisations, conséquence d’une concurrence exacerbée par la mondialisation…, les glorieuses années 1945-1975 se sont transformées en trente années piteuses (1975 à 2005), selon le diagnostic de l’historien Nicolas Baverez [3]. Car la France est restée par trop immobile dans un monde en rapide mutation. Notre « modèle soviétique réussi » comme le désignait avec ironie en 1998 Jacques Lesourne[4], économiste, professeur honoraire au CNAM, n’a pas su évoluer. Des faits historiques ont cependant marqué la naissance d’un monde nouveau : la chute du mur de Berlin (1989), l’implosion de l’Union soviétique (1991), la destruction des tours jumelles du World Trade Center de Manhattan en 2001… Autant d’avertissements dont nous n’avons pas su tenir compte.
Qu’en est-il alors de la jeunesse d’aujourd’hui ? D’une part, il y a les exclus, ghettoïsés, qui se révoltent avec une forme autodestructrice de violence (Émeutes de Vaux en Velin en 1990 et de 2005 en banlieue parisienne). D’autre part, il y a les privilégiés avertis par leurs familles, les héritiers, selon le sociologue Pierre Bourdieu. Ils savent profiter de la croissance mondiale. Ils rejoignent les entreprises internationales ou multinationales, ou n’hésitent pas à aller travailler en Angleterre, au Canada, en Australie, en Asie…
Naufragée, la majorité de la jeunesse française reste résignée. Nos jeunes subissent, sans réagir, les conséquences de l’éternel malthusianisme du système français. Cette attitude anti-jeunes se traduit par des stages peu rémunérés et mal préparés, une résistance sournoise à l’accueil d’apprentis, des parcours universitaire aboutissant à des diplômes ne conduisant pas à de vrais métiers, un taux d’activité (les jeunes de15 à 24 ans disposant d’un emploi) indigne d’un grand pays industriel : 29,3 % en France – 37,3 % dans l’UE 25 – 40,3 % en Suède – 43,3 % en Allemagne – 64,6 % au Danemark – Source INSEE 2006, des emplois précaires et mal payés… On comprend mieux l’ambition déclarée par 70 à 80 % des jeunes interrogés dans une enquête : se présenter aux concours administratifs pour devenir fonctionnaires !
Pourtant, « Il n’est de richesse que d’hommes », (et de femmes), aphorisme attribué au philosophe Jean Bodin (1529-1596). Et Michel Godet[5], professeur de prospective industrielle au CNAM, d’ajouter dans son dernier livre : des hommes « éduqués, épanouis dans une société de confiance et de projets ».
Comment former une jeunesse éduquée et épanouie ? Notre Éducation nationale a fait de gros efforts pour faire face à la massification de l’enseignement. Certes, ce qui a été gagné en étendue a été quelque peu perdu en profondeur. Cependant, depuis le siècle des Lumières, la science à été capable de faire d’immenses progrès dans l’infiniment grand, l’espace et dans l’infiniment petit, ce qui relève des nanotechnologies, les biotechnologies et la génétique.
Mais, selon le chercheur scientifique Joël de Rosnay[6], nous sommes maintenant confrontés à l’infiniment complexe. Et pour comprendre et agir dans la complexité, mieux vaut disposer d’un outil adapté. Ce n’est ni un microscope ni un télescope, c’est un outil intellectuel : l’esprit de système. Une approche multidisciplinaire capable de relier les connaissances, d’analyser les relations, de détecter les signaux faibles, le fugace et de réagir de façon fulgurante. C’est l’apanage des cerveaux cultivés.
Nommer le monde, (Jean-Paul Sartre dans « Qu’est ce que la littérature? », essai publié en 1947), c’est comprendre celui-ci dans sa nature, dans sa substance. C’est permettre au lecteur d’interpréter la vision de l’auteur afin de traduire celle-ci dans son univers à lui.
En réalité, pour dominer la complexité, il faut beaucoup travailler, s’impliquer avec un sens marqué de la curiosité. C’est pourquoi on assiste au retour de la morale, à la redécouverte des valeurs fondamentales, les invariants de la vie en société.
La valeur travail, par exemple : le travail est un trésor ! On connaît la morale de la fable de Jean de La Fontaine, intitulée « Le Laboureur et ses enfants ». La Fontaine s’inspirait d’Ésope, un personnage qui vivait 400 ans av. J-C, pour publier, à partir de 1668, les quelques 240 fables à but pédagogique, destinées à l’éducation du Dauphin, le fils de Louis XIV.
Travaillez, prenez de la peine :
C’est le fonds qui manque le moins.
Un riche laboureur, sentant sa mort prochaine,
Fit venir ses enfants, leur parla sans témoins.
«Gardez-vous, leur dit-il, de vendre l’héritage
Que nous ont laissé nos parents :
Un trésor est caché dedans.
Je ne sais pas l’endroit; mais un peu de courage
Vous le fera trouver : vous en viendrez à bout.
Remuez votre champ dès qu’on aura fait l’oût :
Creusez, fouillez, bêchez ; ne laissez nulle place
Où la main ne passe et repasse.»
Le père mort, les fils vous retournent le champ
Deçà, delà, partout ; si bien qu’au bout de l’an
Il en rapporta davantage.
D’argent, point de caché. Mais le père fut sage
De leur montrer avant sa mort
Que le travail est un trésor.
Et pourquoi « fonds avec un « s » ? Parce qu’il s’agit d’un capital, d’une somme d’argent, comme dans l’expression « transport de fonds ». Sans « s » à fonds, le vers est incompréhensible : le fond de quoi ? Le fonds qui « manque » le moins signifie le capital qui déçoit le moins, qui rapporte le plus, par conséquent, l’investissement le plus rentable. D’où l’utilité de pratiquer une orthographe correcte. Elle s’acquiert grâce à la lecture, de même que la disposition d’un vocabulaire étendu et riche.
Dans la postface du livre qui a rendu André Malraux célèbre à vingt-sept ans (Les Conquérants, publié en 1928), l’auteur disait : « Si ce livre à surnagé, ce n’est pas pour avoir peint tels épisodes de la révolution chinoise, c’est pour avoir montré un type de héros en qui s’unissent l’aptitude à l’action, la culture et la lucidité ». Voilà des qualités qui restent indispensables, encore aujourd’hui.
Ceux qui ont pu ou su apprendre tout au long de leur vie, se doivent de transmettre, non seulement leur savoir, mais surtout la méthode pour acquérir des connaissances. Cette méthode passe par le respect des livres, le goût de la lecture, l’intérêt pour la littérature, cet outil privilégié de la culture.
Cet éloge de la lecture vous aidera à lire et à faire lire. Car lire, c’est écrire et écrire, c’est vivre.
Vous pouvez emprunter des livres utiles dans les bibliothèques de prêt, dans les médiathèques, les dénicher dans les vide-greniers et enfin acheter, dans les bonnes librairies, les ouvrages que vous jugerez assez importants pour les acquérir, afin de les lire et relire. Vous les conserverez soigneusement dans votre bibliothèque afin qu’ils soient disponibles pour vos proches.
Dans Le temps retrouvé, dernière partie de son chef-d’œuvre « À la recherche du Temps perdu », Marcel Proust, ce géant de la littérature française, nous confirme tout cela : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la vie réellement vécue, c’est la littérature »…
À bon entendeur, à bon lecteur, salut !
Bernard Labauge
[1] La Seconde Révolution française 1965-1984 – Henri Mendras – Gallimard 1988 – Édition mise à jour – Gallimard 1994. N° 243 Folio essais
[2] La Révolte des Jeunes – Alfred Sauvy – Calmann-Lévy 1970
[3] Les Trente piteuses – Nicolas Baverez – Flammarion 1997
[4] Le modèle français. Grandeur et décadence – Jacques Lesourne – Éditions Odile Jacob 1998
[5] Le courage du bon sens. Pour construire l’avenir autrement – Michel Godet – Éditions Odile Jacob 2007
[6] Le Macroscope. Vers une vision globale – Joël de Rosnay – Éditions du Seuil 1975